samedi, décembre 16, 2006

La parade (4)

J'étais assis au «dog bar» un café du coin de la rue. Caché derrière ses lunettes d'aviateur, me renvoyant ma propre image, Jim me dit : Tu remarqueras que le mot eye peut se lire dans les deux sens. J'acquiesçai, lentement, comme dans un film défilant au ralenti. Dehors la nuit tombait ou plutôt la lumière déclinait. On était en début d'après midi, le jour était en train de mourir et j'étais le seul à m'en rendre compte. La serveuse s'approcha et me demanda si je voulais encore du café. Je répondis non. Pourtant, elle fit mine de verser et, le contenu de ma tasse remonta vers le bec de sa cafetière pour s'agglomérer au liquide noir collé au fond du récipient. La serveuse s'éloigna en souriant, ses lèvres remuèrent de manière saccadée et vibrante comme soumises à un champ électrique puissant. Une voix hurlante de haut dignitaire nazi sortait d'un viel appareil radio : « Tous les adolescents sont des fascistes en puissance ! Ils éprouvent le besoin de se soumettre au culte de la personnalité. Les rock stars, les stars du rap, les stars du cinéma ont été inventés par le système pour canaliser cet élan fasciste. Le prochain dictateur européen aura l'allure et l'attitude d'une rockstar !» Derrière le double vitrage, la foule rugissait au passage de la parade, au loin, des collines mouvantes, sinueuses et écailleuses, cachaient le soleil tandis que j'explorais mon propre drame (tu te souviens quand papa disait : je suis incapable de viser le coeur) et que les soeurs défilaient nues, la chair remuant sous leurs gestes désarticulés et obscènes de possédées. De l'autre côté de la rue, près d'une ruelle encombrée d'ordures, un chien rongeait un os étonnamment long et, trônant sur une poubelle, un crâne contemplait le vide, avec sérénité, de ses orbites creuses. Au milieu de son front blanc comme de la craie, un trou circulaire pouvait laisser supposer de sa mort. La foule stagnait dans l'artère principale, près des maisons alignées, copies conformes d'un modèle unique élaboré, conçu, modélisé, loin, dans un bureau situé quelque part au 47e étage d'un building renfermant des centaines d'autres bureaux où sont conçus des milliers d'autres projets de modèles qui seront également copiés, définissant les contours de notre confort, réduisant les méandres des circonvolutions de l'esprit humain et le labyrinthe complexe et infini de l'univers à une série de lignes droites et de courbes rassurantes. Un poivrot se leva, tituba entre les banquettes et le zinc. Un commis voyageur, aux épaisses lunettes d'écaille noire se moucha bruyamment, sa valise attendant sagement près de ses souliers comme un animal de compagnie bien dressé. Un enfant fit tomber sa glace sur le lino gris. Un homme coupa son steak saignant d'un geste chirurgical. Une vieille dame permanentée engouffra le dernier quart de sa tarte au citron. Un camionneur but la dernière gorgée de son café. Une serveuse frotta la table après le départ du voyageur. Le carillon sonna. La porte claqua. Je... Je crois que l'univers s'effondre. Ha ? Et ça te fait quoi ? Jim mâchait bruyamment son chewing-gum comme un enfant effronté ou comme une caricature ratée de prostituée. Et comme pour accentuer cette vulgarité, il ajouta : « je crois que cette fille veut décoller sur ma rampe de lancement ». Il regardait la fille qui frottait avec ardeur, penchée sur la table, le revêtement de plastique usé dans un mouvement pornographique. Totalement absorbé par sa tâche, elle libérait, inconsciente, la teneur explicitement sexuelle et masturbatoire de ses gestes, ses seins vibrants, pressés sous sa blouse rose pale. Dehors la parade continuait sa marche aux sons d'une musique grotesque, aux accords dissonants. Sur des chars, des vieillardes édentées se faisaient prendre par des babouins, jouissant sous les vivats de la foule. Des hommes se paluchaient ostensiblement, arrosant les visages des vieilles lubriques d'une offrande translucide et joyeuse. « Nous sommes victime d'une panne d'électricité de l'histoire ». Une gamine blonde tournait autour d'un réverbère, la main collée au métal froid, indifférente au spectacle de la rue. Un moine à la robe de bure usée, à la tonsure bien rasée, jouait du saxophone, son étui ouvert à ses pieds. Il jouait un air de Chet Becker, Tangerine il me semble. Un homme rassemblait mollement les feuilles mortes de l'automne de son râteau rouillé. Elles s'amoncelaient en un tas dans le coin d'une cours aux vieux pavés. Une nouvelle voix à la radio : «il n'y a pas d'histoire, seulement un amoncellement chaotiques de faits et d'actes. Mais, comme l'esprit humain à besoin d'ordre, alors nous construisons l'Histoire dont le sens tend à répondre de manière rassurante à la question : Pourquoi ?». Jim mâchonnait toujours son chewing-gum de manière nonchalante : «J'ai déjà vu des milliers de feuilles mortes dans une station de métro, tu crois que c'est possible ?». La radio éructait d'une voix suave : «Il a été retrouvé mort dans sa villa de Miami où il s'était enfermé depuis quatorze ans. Il travaillait sur un projet urbain consistant à faire vivre trente millions de personnes dans des mega-buildings. Né pendant la grande panne qui toucha près de 50 millions de personnes, il travaillait également sur un projet d'appartements chacun alimentés par sa propre micro-centrale à fusion.» Dans le reflet miroitant de la vitre, les visages des consommateurs devenaient grimaçants comme des masques mortuaires monstrueux, les reflets de ce qu'ils étaient : des morts attendant leur transfert (je suis les deux moitiés d'une même personne).