jeudi, septembre 11, 2008

La parade (5)

Sur le bord de la route un vieux à la peau sombre et tannée se tient derrière une table où des vieilles bricoles prennent la poussière, la route est toujours là luisante et noire, craquelée comme la peau d'un serpent. Le sable emporté par le vent brouille ma vision. Une expression indéfinissable barre son visage, immobile comme une vieille pierre rongée par le désert. Sur la table, des poupées en bois colorés les unes à côtés des autres, multicolores, aux visages abstraits, simples et pourtant tous suffisamment différenciés pour avoir leurs personnalités propres. Il me dit Kachinas, katchinas. Je regarde ses yeux à peine discernable derrière les fentes étroites de ses paupières. Sa peau est craquelée comme la route et il me montre les poupées en disant kachinas. Je lui dit water en levant le coude et lui me montre les poupées en me disant katchinas... Kachinas... Je regarde les personnages de bois et au milieux de ceux-ci, il y en a un qui accroche mon regard (c'est comme voir sa propre tête tranchée derrière un miroir) comme deux corps fusionnés en un surmontés de deux tête affolement attachées l'une à l'autre. Des jumeaux de vie et de mort sculptés en un même bois dans un accouplement contre nature. L'expression du vieillard, reptilienne, à la fois figée et vibrante d'une vie déjà achevé il a des siècles, semble attendre depuis des années l'instant où je suis en train de désigner la statuette. Je sors un billet chiffonné comme une feuille morte et je lui tend. Il s'en empare d'un geste lent et sinueux. J'essaye de me rappeler le nom de la ville. The city... El Umbral Es lejos? Il me montre la route et me dit : camino. Je regarde la route, un sillon noir ondulant dans la blancheur du désert reliant mes pas à l'horizon. J'attrape la statuette et saute dans la voiture.

- Et la flotte ?

- L'en avait pas.

On avait prit en stop un type qui s'appelait Larry Stuart Desperate. Un genre de représentant de commerce qui passe sont temps à raconter sa vie. Il disait qu'il aimait conduire une petite moto à pédale en bravant les regards de sa femme. A côté de lui sur le siège arrière une gamine tenait un chat en peluche dont l'un des yeux pendait au bout d'un fil, exorbité, à ma droite l'étranger silencieux. Le désert mord la route faisant disparaître ses bord, pour les diluer dans un océan de lumière, où la moindre pierre, le moindre rocher n'est plus qu'une touche abstraite indéfinissable, quelques taches ocres rappelant que le monde est encore là. Qu'est ce qu'il t'a dit ? Pas grand chose. Tu trouves pas ça con d'ouvrir une boutique dans le désert toi ? Il habite peut être pas loin qu'est-ce que j'en sais ? J'essaye de me concentrer sur la route réduite à une estafilade tracée sur une toile de lumière éclatante. Vous savez, j'ai un mantra que je répète quand je ne fais rien : o grand créateur de ce qui est accorde-nous une heure de plus pour accomplir notre art et parfaire nos vies. Et c'est de qui ? J'me souviens pas. Il est mort, c'est tout ce que je sais. C'est un peu facile de faire des jolies phrases non ?

La fille dit : il n'y a rien derrière un miroir.

C'est une question ça ?

Elle regarde dehors.

Je crois qu'il y a le mur derrière lance Desperate, ses lunette noires dirigées vers l'horizon.

L'étranger ne dit rien et ne regarde même pas l'extérieur.

La criminalité permanente. C'est à ça que limite l'existence.

Je crois que tu te trompes.

Mais qui se trompe ?

Toi je pense...

L'homme est un criminel condamné à perpet C'est tout ce que je dit.

Mais condamné à quoi ? Qu'est-ce tu racontes ?


A ce que j'ai compris, il a travaillé très dur pour la petite boutique de son père, il était du genre la famille avant toute chose, au point de limiter son univers à cette petite boutique, un vidéo-club, situé sur « la grand'route » de la ville dortoir. Pas grand chose cette route mais pour une petite ville c'est déjà grand. Tous les soirs il fermait la boutique à vingt heure après que les petits vieux s'en fussent allés leur film porno sous le bras, la casquette basse sur le front et le bout de la canne fébrile. Son père est parti vivre à la campagne, le laissant gérer seul la petite affaire familiale. Tous les soirs il travaillait sur le scénario de son film au point d'en être arrivé au bout de cette histoire de vampires tueurs à gages en moins de trois mois. Un truc, c'est sûr, jamais vu à l'écran. Faut croire qu'il éprouvait une certaine méfiance envers ses semblables, ou du moins à l'encontre de la fiabilité du système, il préféra partir à pieds pour remettre son manuscrit directement entre les mains du producteur. Il imaginait toujours un assistant s'accaparant le fruit de son labeur. La statuette posée sur le tableau de bord est secouée par des spasmes épileptiques ses deux têtes oscillant indépendamment.

J'ai un peu peur pour le temps. J'espère qu'il va pas pleuvoir.

De toute façon ici le temps est suspendu, tu peux l'attendre longtemps la pluie quant une milliseconde dure une décennie.

La peau de l'étranger est noueuse comme du bois, il vieillit à vue d'oeil. Les contours nauséeux de l'ombre qui l'entourent ont quelque chose de fondamentalement faux tout comme les formes complexes et géométriques qui saturent la lumière, se déformant et se démultipliant à l'infini. Parfois il ne vaut mieux rien dire quand le monde s'écroule autour de vous, Il vous suffit de regarder la route pour vous dire que l'horizon existe et peut être que c'est pas juste une approximation.
La gamine ferme les yeux, on entend ses dents claquer, elle a peut être froid. L'étranger n'a presque plus de visage et même son expression singeant la mort devient à peine discernable. Une angoisse froide glisse le long de mon dos comme une couleuvre. Et quand on arrive au bout du trajet la chose qui reste à faire c'est d'attendre au bord de la route qu'une voiture daigne s'arrêter pour faire le chemin en sens inverse.

Il n'y a rien là.

Où ça ? Dit la gamine.

Ben là. Desperate fait un geste du menton en direction du désert.


Un aigle plane, juste un point en suspension dans l'air, un cliché digne des plus mauvais westerns spaghetti. Le point finit par chuter vers le sol, comme un mécanisme systématique de la nature aussi constatable que la gravité. Je comprends mieux pourquoi Zeus est assimilé à l'aigle. L'aigle qui chute vers sa proie est comme la fatalité qui s'abat sur l'homme tout comme la foudre qui fauche le passant qui a décidé de retarder son départ de quelques minutes et dont les pas le rapproche à chaque instant de la fin inéluctable de son existence. Dans la vie, il a quelque chose d'une marche inexorable sur une route aux bifurcations infinis qui s'effacent derrière nous et conduisant malgré tous les détours que l'on prend vers le même précipice.

Quoi ? Tu devrais arrêter de te prendre pour un poète ! Tu sais de quoi j'ai envie ? D'un bon plat de frites, d'un steak avec une bonne sauce au poivre et une bonne binouze !

Puis il me parle de ses voyages entre Paris, New York et Bueno-Aires. Être toujours là où il ne se passe rien c'est très important et ça vous incite à changer constamment de lieu. La femme à la table d'à côté n'a pas grand chose à dire et pourtant elle ne cesse de parler. Son mari l'écoute en hochant la tête comme ces chiens en plastique que l'on place sur la plage arrière de la voiture. Il s'est particulièrement exercé pendant ces trente ans de mariage à pratiquer un hochement crédible tel un moine pratiquant un exercice zazen.

Dans la chambre de Lynn Ann, ils découvrirent des vêtements recouverts de taches sombres au font de la penderie. Le reste de la pièce était silencieux dépouillé de l'âme de sa propriétaire, comme vidé de sa substance primordiale, un faux décor d'une société d'effets spéciaux pour le cinéma hollywoodien. Seulement ces faux aussi parfaits qu'il paraissent au premier coup d'oeil ne peuvent tromper les personnes qui connaissaient la jeune fille. Un peu comme les parents qui, ayant perdu l'ours en peluche mité de leur gosse, décident d'en acheter un nouveau, identique au premier. Le petit garçon devine très bien que ce nouveau compagnon est un étranger et que ses parents tentent de le berner. Pour son bien comme ils disent.

Il me dit qu'il n'aime pas les gens en quête permanente, ceux qui vont chercher dans d'autres civilisations ce qu'ils estiment être des vertus pour fustiger les vices enseignés par leurs pères. Ces mêmes personnes qui gâcheront la dimension festive des drogues derrière un délire pseudo mystique, une gnose de pacotille et qui, lorsqu'elles voyageront en Inde, ne mangeront qu'une demi tartine de pain le matin après avoir vu quelques mendiants pouilleux aux bords des trottoirs de Calcutta, Delhi ou Bangalore, en pensant que cette ascèse va sauver la misère du monde. L'usage de substances psychoatives lucidogènes permet de percevoir une sorte de matrice géométrique, elles engendrent une sorte de contemplation artificielle où vous regarder les choses changer de manière subtile. A l'instant où je me perdais dans un tableau accroché au mur - une surface d'aluminium d'un magenta éclatant – je vis au travers d'un rayon de soleil tapant cette surface des formes géométriques complexes, se démultipliant à l'infini, changeant de formes au fur et à mesure que je tentais de me concentrer sur elles. Les drogues lucidogènes nous permettent de percevoir ces formes géométriques qui semblent sous-jacentes à la réalité, des sortes de calques multiples qui se dérobent et se métamorphosent quand on tente de le les saisir. Ainsi des schémas entrelacés de losanges ondulants se sont substitué à la tapisserie bleu de ma chambre, une structure géométrique se déployant dans un espace au moins tri-dimentionelle. Une structure abstraite qui se révèle derrière le monde matériel, il doit s'agir de la matrice qui permet au cerveau d'appréhender l'espace. La drogue, créant « des interférences » dans le champ des perceptions, rend cette matrice perceptible. Et au sommet de la chute d'eau titanesque un type se raccroche à l'une des colonnes doriques pour ne pas se faire emporter par les flots sur fond de nuit mouvant et se dilatant dans des nuances de gris et de noir.


Il arpente les quartiers chauds, là où l'on trouve les plus belles filles du monde. Il se perd dans des forêts de jarretières, il se laisse emporter par la tornade informe de son esprit, toujours à l'ombre vulgaire des néons multicolores. Il espère juste pouvoir continuer encore un peu, sur cette route un peu honteuse - mais quand même on se fait plaisir - aux pavés foutreux, dégueulassés par les semelles de ceux qui se suivent, de ceux qui le trempe pour la première fois, de celui qui n'en n'a jamais assez de flairer des culs et des chattes, de celui qui aime « taper au fond », avec l'énergie de l'espoir déjà perdu de sortir du cycle infernal de sa misère sexuelle que cette fois c'est la dernière fois qu'il allonge les billets. Elle me regarde de ses grands yeux bleus clairs, translucides et troubles comme deux soleils au fond d'un verre de vodka et elle ouvre une grande armoire haute et étroite, blanche, immaculée qui dénote au milieu de la chambre et du mobilier rouge et orange et ses dessous fushias vulgaires et la jarretelle suffisamment tendue sur la courbe dorée de sa fesse pour me faire bander et qu'il en va quand même du triomphe sur la mort, un peu au rabais certes, dans cette chambre aux persiennes closes qui laissent filtrer assez de lumière pour voir mon corps glabre aux épaules voûtées dans ce miroir, sur le mur, fracturé comme des écailles, reflétant la chambre comme un puzzle éparpillé, une tentative d'esthétisme un peu vaine dans cette chambre un peu trop chaude où dans un coin un diffuseur de parfum étale dans l'air des effluves de roses artificielles pour cacher les odeurs « qui faut pas ». Et ses yeux translucides, où j'aimerai voir de la mélancolie parce que la mélancolie c'est plus beau que la lassitude, se tournent vers moi et elle me dit en sortant un linge blanc immaculé soigneusement plié de la grande armoire : le couvre-lit c'est deux euros.

On se fait croire qu'on aime à se soigner la pourriture de l'âme qu'en vieillissant par un processus magique inexplicable on devient plus sage, en vieillissant on apprend juste à exhiber le côté poli de la coupe.

Il passe devant la maison où il naquit, espérant continuer le voyage encore un peu plus loin. Passer la frontière, prendre un congé à durée indéterminé rue des paradis artificiels pour oublier qu'il mène sa vie comme un acteur de seconde zone, sans connaître la direction, sans savoir s'il y a une direction. S'installer dans le bungalow en bois pourri en flippant un peu au sujet des punaises qui dorment sous la toiture de la terrasse le jour en espérant qu'elles n'entreront pas à la nuit tombée pour lui sucer le sang. Le lino gris usé est en parfaite harmonie avec le bois pourri de la cabane. N'avoir rien à faire un dimanche après midi ensoleillé marcher le long des trottoir rugissants des échos de la foule envahissante, comme le courant d'un fleuve à remonter, des flots de lunettes noires, de borborygmes informes, du chaos sonore des claquements de talons qui vous saturent les oreilles, et les touristes dégueulés sur la grande avenue mangent des glaces sous la lumière du soleil qui pétrifie la réalité, recouvrant toutes choses d'une couche de calcaire éblouissante, transformant les passants en statues de sel mouvantes. Je suis à l'ouest et un type m'interpelle pour me vendre un paxon de merde, je crois surtout qu'il veut me faire tâter sa lame alors je trace ma route.

Desperate était sidéré par l'assurance de l'Etranger à parler un sabir proto-ibérique et à suivre une trajectoire improbable de bar en bar guidé par sa logique propre, indéchiffrable pour nous. Il émit un rire en interrogeant la foule du regard.


Se retrouver seul dans une chambre avec comme berceuse le cris lugubre et goudronné de l'autoroute. On a pas le choix on suit son cursus jusqu'au bout. Parfois j'hume le vent pour choisir la bonne direction et je matte par la fenêtre la petite dame à peine pubère qui remue du cul arrogamment d'une manière qui dit : Aucune bite ne me baise moi monsieur ! Je me dis qu'un cul pareil ça vaut tous les matins du monde et que ça vaut peut être le coup de se lever. Relire les notes, les rassembler, les ordonner pour qu'elles fassent sens et les touffes d'herbe éparses crèvent la terre craquelée par le soleil. Cocher les monts St Helens et rainier sur une carte pour désamorcer le piège au centre du texte, ne pas réveiller le Léviathan au fond de l'abysse et se souvenir de ne jamais croiser son propre regard dans un miroir. Continuer à jouer mon rôle d'acteur de seconde zone, pour lutter contre le doute je me nourris des certitudes des autres, tente de les apprivoiser sans succès alors je vide une bouteille, un peu trop facilement, pour faire passer. Et je regarde cet instant d'inquiétante étrangeté et la route flotte au dessus du dessert brûlant.

La miss était finalement heureuse de pouvoir avoir une vie plus intime avec son oncle. Lui, avait choisit son nom d'emprunt en lisant un roman de gare. Tout en étant un petit employé minable de l'administration, il savait se faire passer pour quelqu'un d'intelligent et raffiné. Il n'avait de respect que pour son grand père, un homme capable de tenir sa cane à pêche d'une main tout en buvant sa bière de l'autre un type qui connaissait tous les bons coins et beaucoup d'histoires de fesses. Desperate était heureux d'être loin de sa famille à siroter des margaritas dans un transat en matant des iguanes qui bouffent des cactus près d'un lac datant de la préhistoire.

Elle me dit : emmène moi au cinéma

j'y dit : c'est bien d'avoir le permis

elle me dit : celui à côté du bowling


Je me demande s'il est possible d'apercevoir la même chose qu'elle et le multiplex est comme une bande de béton scotché sur l'horizon à côté du parking. Il a choisi son nom dans un livre où il est toujours question des rêves et des apparences. Il s'agit toujours de conquérir des contrés sauvages et je regarde un film en couleur à la cité du cinéma et les vampires dévorent les coupables et quand l'univers s'effondre il ne reste rien juste les espaces vides entre les mots. J'ai peur de l'étranger, de ses yeux qui s'enfoncent dans leurs orbites, j'ai peur parce qu'à chaque fois que je détourne le regard, sa peau se dessèche, se noircie et se craquelle un peu plus comme un bout de bois laissé au feu et un coup de cymbale explose dans l'air et la ligne lourde de la contrebasse appuie un peu plus sur ma lassitude alors que les mouches se multiplient dans l'air et saturent la petite pièce blanche comme des minuscules zones de flous noirs virevoltant, envahissant l'espace, le saturant comme des parasites sur un écran de télévision.

Des enfants courent contre le vent, leur empruntes sur le sable mouillé aussitôt effacées par les vagues. De jeunes éphèbes en short moule-burnes paradent, parfaitement alignés le long de la digue, roulant des épaules pour faire mouiller les quadras des deux bords. Une femme regarde d'un oeil attendri le gros bébé dans son landau qui de ses bras mécaniques mal ajustés tente d'attraper son ours en peluche. Un saisonnier empile des chaises sur la terrasse et se dépêche parce qu'il a déjà débordé de dix minutes, des gamines dandinent du cul dans leurs strings aux couleurs fluos qu'on a envie d'arracher avec les dents et le soleil trace des lignes sanglantes sur la mer comme des lames de rasoir cisaillant la banalité d'une toile quelconque.