jeudi, septembre 11, 2008

La parade (5)

Sur le bord de la route un vieux à la peau sombre et tannée se tient derrière une table où des vieilles bricoles prennent la poussière, la route est toujours là luisante et noire, craquelée comme la peau d'un serpent. Le sable emporté par le vent brouille ma vision. Une expression indéfinissable barre son visage, immobile comme une vieille pierre rongée par le désert. Sur la table, des poupées en bois colorés les unes à côtés des autres, multicolores, aux visages abstraits, simples et pourtant tous suffisamment différenciés pour avoir leurs personnalités propres. Il me dit Kachinas, katchinas. Je regarde ses yeux à peine discernable derrière les fentes étroites de ses paupières. Sa peau est craquelée comme la route et il me montre les poupées en disant kachinas. Je lui dit water en levant le coude et lui me montre les poupées en me disant katchinas... Kachinas... Je regarde les personnages de bois et au milieux de ceux-ci, il y en a un qui accroche mon regard (c'est comme voir sa propre tête tranchée derrière un miroir) comme deux corps fusionnés en un surmontés de deux tête affolement attachées l'une à l'autre. Des jumeaux de vie et de mort sculptés en un même bois dans un accouplement contre nature. L'expression du vieillard, reptilienne, à la fois figée et vibrante d'une vie déjà achevé il a des siècles, semble attendre depuis des années l'instant où je suis en train de désigner la statuette. Je sors un billet chiffonné comme une feuille morte et je lui tend. Il s'en empare d'un geste lent et sinueux. J'essaye de me rappeler le nom de la ville. The city... El Umbral Es lejos? Il me montre la route et me dit : camino. Je regarde la route, un sillon noir ondulant dans la blancheur du désert reliant mes pas à l'horizon. J'attrape la statuette et saute dans la voiture.

- Et la flotte ?

- L'en avait pas.

On avait prit en stop un type qui s'appelait Larry Stuart Desperate. Un genre de représentant de commerce qui passe sont temps à raconter sa vie. Il disait qu'il aimait conduire une petite moto à pédale en bravant les regards de sa femme. A côté de lui sur le siège arrière une gamine tenait un chat en peluche dont l'un des yeux pendait au bout d'un fil, exorbité, à ma droite l'étranger silencieux. Le désert mord la route faisant disparaître ses bord, pour les diluer dans un océan de lumière, où la moindre pierre, le moindre rocher n'est plus qu'une touche abstraite indéfinissable, quelques taches ocres rappelant que le monde est encore là. Qu'est ce qu'il t'a dit ? Pas grand chose. Tu trouves pas ça con d'ouvrir une boutique dans le désert toi ? Il habite peut être pas loin qu'est-ce que j'en sais ? J'essaye de me concentrer sur la route réduite à une estafilade tracée sur une toile de lumière éclatante. Vous savez, j'ai un mantra que je répète quand je ne fais rien : o grand créateur de ce qui est accorde-nous une heure de plus pour accomplir notre art et parfaire nos vies. Et c'est de qui ? J'me souviens pas. Il est mort, c'est tout ce que je sais. C'est un peu facile de faire des jolies phrases non ?

La fille dit : il n'y a rien derrière un miroir.

C'est une question ça ?

Elle regarde dehors.

Je crois qu'il y a le mur derrière lance Desperate, ses lunette noires dirigées vers l'horizon.

L'étranger ne dit rien et ne regarde même pas l'extérieur.

La criminalité permanente. C'est à ça que limite l'existence.

Je crois que tu te trompes.

Mais qui se trompe ?

Toi je pense...

L'homme est un criminel condamné à perpet C'est tout ce que je dit.

Mais condamné à quoi ? Qu'est-ce tu racontes ?


A ce que j'ai compris, il a travaillé très dur pour la petite boutique de son père, il était du genre la famille avant toute chose, au point de limiter son univers à cette petite boutique, un vidéo-club, situé sur « la grand'route » de la ville dortoir. Pas grand chose cette route mais pour une petite ville c'est déjà grand. Tous les soirs il fermait la boutique à vingt heure après que les petits vieux s'en fussent allés leur film porno sous le bras, la casquette basse sur le front et le bout de la canne fébrile. Son père est parti vivre à la campagne, le laissant gérer seul la petite affaire familiale. Tous les soirs il travaillait sur le scénario de son film au point d'en être arrivé au bout de cette histoire de vampires tueurs à gages en moins de trois mois. Un truc, c'est sûr, jamais vu à l'écran. Faut croire qu'il éprouvait une certaine méfiance envers ses semblables, ou du moins à l'encontre de la fiabilité du système, il préféra partir à pieds pour remettre son manuscrit directement entre les mains du producteur. Il imaginait toujours un assistant s'accaparant le fruit de son labeur. La statuette posée sur le tableau de bord est secouée par des spasmes épileptiques ses deux têtes oscillant indépendamment.

J'ai un peu peur pour le temps. J'espère qu'il va pas pleuvoir.

De toute façon ici le temps est suspendu, tu peux l'attendre longtemps la pluie quant une milliseconde dure une décennie.

La peau de l'étranger est noueuse comme du bois, il vieillit à vue d'oeil. Les contours nauséeux de l'ombre qui l'entourent ont quelque chose de fondamentalement faux tout comme les formes complexes et géométriques qui saturent la lumière, se déformant et se démultipliant à l'infini. Parfois il ne vaut mieux rien dire quand le monde s'écroule autour de vous, Il vous suffit de regarder la route pour vous dire que l'horizon existe et peut être que c'est pas juste une approximation.
La gamine ferme les yeux, on entend ses dents claquer, elle a peut être froid. L'étranger n'a presque plus de visage et même son expression singeant la mort devient à peine discernable. Une angoisse froide glisse le long de mon dos comme une couleuvre. Et quand on arrive au bout du trajet la chose qui reste à faire c'est d'attendre au bord de la route qu'une voiture daigne s'arrêter pour faire le chemin en sens inverse.

Il n'y a rien là.

Où ça ? Dit la gamine.

Ben là. Desperate fait un geste du menton en direction du désert.


Un aigle plane, juste un point en suspension dans l'air, un cliché digne des plus mauvais westerns spaghetti. Le point finit par chuter vers le sol, comme un mécanisme systématique de la nature aussi constatable que la gravité. Je comprends mieux pourquoi Zeus est assimilé à l'aigle. L'aigle qui chute vers sa proie est comme la fatalité qui s'abat sur l'homme tout comme la foudre qui fauche le passant qui a décidé de retarder son départ de quelques minutes et dont les pas le rapproche à chaque instant de la fin inéluctable de son existence. Dans la vie, il a quelque chose d'une marche inexorable sur une route aux bifurcations infinis qui s'effacent derrière nous et conduisant malgré tous les détours que l'on prend vers le même précipice.

Quoi ? Tu devrais arrêter de te prendre pour un poète ! Tu sais de quoi j'ai envie ? D'un bon plat de frites, d'un steak avec une bonne sauce au poivre et une bonne binouze !

Puis il me parle de ses voyages entre Paris, New York et Bueno-Aires. Être toujours là où il ne se passe rien c'est très important et ça vous incite à changer constamment de lieu. La femme à la table d'à côté n'a pas grand chose à dire et pourtant elle ne cesse de parler. Son mari l'écoute en hochant la tête comme ces chiens en plastique que l'on place sur la plage arrière de la voiture. Il s'est particulièrement exercé pendant ces trente ans de mariage à pratiquer un hochement crédible tel un moine pratiquant un exercice zazen.

Dans la chambre de Lynn Ann, ils découvrirent des vêtements recouverts de taches sombres au font de la penderie. Le reste de la pièce était silencieux dépouillé de l'âme de sa propriétaire, comme vidé de sa substance primordiale, un faux décor d'une société d'effets spéciaux pour le cinéma hollywoodien. Seulement ces faux aussi parfaits qu'il paraissent au premier coup d'oeil ne peuvent tromper les personnes qui connaissaient la jeune fille. Un peu comme les parents qui, ayant perdu l'ours en peluche mité de leur gosse, décident d'en acheter un nouveau, identique au premier. Le petit garçon devine très bien que ce nouveau compagnon est un étranger et que ses parents tentent de le berner. Pour son bien comme ils disent.

Il me dit qu'il n'aime pas les gens en quête permanente, ceux qui vont chercher dans d'autres civilisations ce qu'ils estiment être des vertus pour fustiger les vices enseignés par leurs pères. Ces mêmes personnes qui gâcheront la dimension festive des drogues derrière un délire pseudo mystique, une gnose de pacotille et qui, lorsqu'elles voyageront en Inde, ne mangeront qu'une demi tartine de pain le matin après avoir vu quelques mendiants pouilleux aux bords des trottoirs de Calcutta, Delhi ou Bangalore, en pensant que cette ascèse va sauver la misère du monde. L'usage de substances psychoatives lucidogènes permet de percevoir une sorte de matrice géométrique, elles engendrent une sorte de contemplation artificielle où vous regarder les choses changer de manière subtile. A l'instant où je me perdais dans un tableau accroché au mur - une surface d'aluminium d'un magenta éclatant – je vis au travers d'un rayon de soleil tapant cette surface des formes géométriques complexes, se démultipliant à l'infini, changeant de formes au fur et à mesure que je tentais de me concentrer sur elles. Les drogues lucidogènes nous permettent de percevoir ces formes géométriques qui semblent sous-jacentes à la réalité, des sortes de calques multiples qui se dérobent et se métamorphosent quand on tente de le les saisir. Ainsi des schémas entrelacés de losanges ondulants se sont substitué à la tapisserie bleu de ma chambre, une structure géométrique se déployant dans un espace au moins tri-dimentionelle. Une structure abstraite qui se révèle derrière le monde matériel, il doit s'agir de la matrice qui permet au cerveau d'appréhender l'espace. La drogue, créant « des interférences » dans le champ des perceptions, rend cette matrice perceptible. Et au sommet de la chute d'eau titanesque un type se raccroche à l'une des colonnes doriques pour ne pas se faire emporter par les flots sur fond de nuit mouvant et se dilatant dans des nuances de gris et de noir.


Il arpente les quartiers chauds, là où l'on trouve les plus belles filles du monde. Il se perd dans des forêts de jarretières, il se laisse emporter par la tornade informe de son esprit, toujours à l'ombre vulgaire des néons multicolores. Il espère juste pouvoir continuer encore un peu, sur cette route un peu honteuse - mais quand même on se fait plaisir - aux pavés foutreux, dégueulassés par les semelles de ceux qui se suivent, de ceux qui le trempe pour la première fois, de celui qui n'en n'a jamais assez de flairer des culs et des chattes, de celui qui aime « taper au fond », avec l'énergie de l'espoir déjà perdu de sortir du cycle infernal de sa misère sexuelle que cette fois c'est la dernière fois qu'il allonge les billets. Elle me regarde de ses grands yeux bleus clairs, translucides et troubles comme deux soleils au fond d'un verre de vodka et elle ouvre une grande armoire haute et étroite, blanche, immaculée qui dénote au milieu de la chambre et du mobilier rouge et orange et ses dessous fushias vulgaires et la jarretelle suffisamment tendue sur la courbe dorée de sa fesse pour me faire bander et qu'il en va quand même du triomphe sur la mort, un peu au rabais certes, dans cette chambre aux persiennes closes qui laissent filtrer assez de lumière pour voir mon corps glabre aux épaules voûtées dans ce miroir, sur le mur, fracturé comme des écailles, reflétant la chambre comme un puzzle éparpillé, une tentative d'esthétisme un peu vaine dans cette chambre un peu trop chaude où dans un coin un diffuseur de parfum étale dans l'air des effluves de roses artificielles pour cacher les odeurs « qui faut pas ». Et ses yeux translucides, où j'aimerai voir de la mélancolie parce que la mélancolie c'est plus beau que la lassitude, se tournent vers moi et elle me dit en sortant un linge blanc immaculé soigneusement plié de la grande armoire : le couvre-lit c'est deux euros.

On se fait croire qu'on aime à se soigner la pourriture de l'âme qu'en vieillissant par un processus magique inexplicable on devient plus sage, en vieillissant on apprend juste à exhiber le côté poli de la coupe.

Il passe devant la maison où il naquit, espérant continuer le voyage encore un peu plus loin. Passer la frontière, prendre un congé à durée indéterminé rue des paradis artificiels pour oublier qu'il mène sa vie comme un acteur de seconde zone, sans connaître la direction, sans savoir s'il y a une direction. S'installer dans le bungalow en bois pourri en flippant un peu au sujet des punaises qui dorment sous la toiture de la terrasse le jour en espérant qu'elles n'entreront pas à la nuit tombée pour lui sucer le sang. Le lino gris usé est en parfaite harmonie avec le bois pourri de la cabane. N'avoir rien à faire un dimanche après midi ensoleillé marcher le long des trottoir rugissants des échos de la foule envahissante, comme le courant d'un fleuve à remonter, des flots de lunettes noires, de borborygmes informes, du chaos sonore des claquements de talons qui vous saturent les oreilles, et les touristes dégueulés sur la grande avenue mangent des glaces sous la lumière du soleil qui pétrifie la réalité, recouvrant toutes choses d'une couche de calcaire éblouissante, transformant les passants en statues de sel mouvantes. Je suis à l'ouest et un type m'interpelle pour me vendre un paxon de merde, je crois surtout qu'il veut me faire tâter sa lame alors je trace ma route.

Desperate était sidéré par l'assurance de l'Etranger à parler un sabir proto-ibérique et à suivre une trajectoire improbable de bar en bar guidé par sa logique propre, indéchiffrable pour nous. Il émit un rire en interrogeant la foule du regard.


Se retrouver seul dans une chambre avec comme berceuse le cris lugubre et goudronné de l'autoroute. On a pas le choix on suit son cursus jusqu'au bout. Parfois j'hume le vent pour choisir la bonne direction et je matte par la fenêtre la petite dame à peine pubère qui remue du cul arrogamment d'une manière qui dit : Aucune bite ne me baise moi monsieur ! Je me dis qu'un cul pareil ça vaut tous les matins du monde et que ça vaut peut être le coup de se lever. Relire les notes, les rassembler, les ordonner pour qu'elles fassent sens et les touffes d'herbe éparses crèvent la terre craquelée par le soleil. Cocher les monts St Helens et rainier sur une carte pour désamorcer le piège au centre du texte, ne pas réveiller le Léviathan au fond de l'abysse et se souvenir de ne jamais croiser son propre regard dans un miroir. Continuer à jouer mon rôle d'acteur de seconde zone, pour lutter contre le doute je me nourris des certitudes des autres, tente de les apprivoiser sans succès alors je vide une bouteille, un peu trop facilement, pour faire passer. Et je regarde cet instant d'inquiétante étrangeté et la route flotte au dessus du dessert brûlant.

La miss était finalement heureuse de pouvoir avoir une vie plus intime avec son oncle. Lui, avait choisit son nom d'emprunt en lisant un roman de gare. Tout en étant un petit employé minable de l'administration, il savait se faire passer pour quelqu'un d'intelligent et raffiné. Il n'avait de respect que pour son grand père, un homme capable de tenir sa cane à pêche d'une main tout en buvant sa bière de l'autre un type qui connaissait tous les bons coins et beaucoup d'histoires de fesses. Desperate était heureux d'être loin de sa famille à siroter des margaritas dans un transat en matant des iguanes qui bouffent des cactus près d'un lac datant de la préhistoire.

Elle me dit : emmène moi au cinéma

j'y dit : c'est bien d'avoir le permis

elle me dit : celui à côté du bowling


Je me demande s'il est possible d'apercevoir la même chose qu'elle et le multiplex est comme une bande de béton scotché sur l'horizon à côté du parking. Il a choisi son nom dans un livre où il est toujours question des rêves et des apparences. Il s'agit toujours de conquérir des contrés sauvages et je regarde un film en couleur à la cité du cinéma et les vampires dévorent les coupables et quand l'univers s'effondre il ne reste rien juste les espaces vides entre les mots. J'ai peur de l'étranger, de ses yeux qui s'enfoncent dans leurs orbites, j'ai peur parce qu'à chaque fois que je détourne le regard, sa peau se dessèche, se noircie et se craquelle un peu plus comme un bout de bois laissé au feu et un coup de cymbale explose dans l'air et la ligne lourde de la contrebasse appuie un peu plus sur ma lassitude alors que les mouches se multiplient dans l'air et saturent la petite pièce blanche comme des minuscules zones de flous noirs virevoltant, envahissant l'espace, le saturant comme des parasites sur un écran de télévision.

Des enfants courent contre le vent, leur empruntes sur le sable mouillé aussitôt effacées par les vagues. De jeunes éphèbes en short moule-burnes paradent, parfaitement alignés le long de la digue, roulant des épaules pour faire mouiller les quadras des deux bords. Une femme regarde d'un oeil attendri le gros bébé dans son landau qui de ses bras mécaniques mal ajustés tente d'attraper son ours en peluche. Un saisonnier empile des chaises sur la terrasse et se dépêche parce qu'il a déjà débordé de dix minutes, des gamines dandinent du cul dans leurs strings aux couleurs fluos qu'on a envie d'arracher avec les dents et le soleil trace des lignes sanglantes sur la mer comme des lames de rasoir cisaillant la banalité d'une toile quelconque.

samedi, mai 24, 2008

Sous mes ongles (2)

J'ai installé ma piaule sous les combles, j'y accède par une trappe qui était toujours fermée avant la montée des eaux. Mes parents avaient pour projet d'aménager les combles pour revendre leur maison plus chère. Aujourd'hui, ils ne peuvent plus faire aucun projet, là où je les imagine flotter lentement à la dérive comme les vieux troncs d'arbres sur l'étang de mes grands parents. Des fois je me réveille en sueur après avoir rêvé de corps gonflés flottant dans la cave. J'ai installé une échelle que je tire la nuit pour ne pas être dérangé par « des étrangers » même si j'ai pas vu d'êtres humains dans le coin depuis très longtemps, je préfère être prudent. La première fois fois que je suis monté ici, il avait encore les traces de travaux que mes parents avaient fait faire pour rénover la façade lézardée par une grosse fissure. Il fallait rénover « pour éviter un accident on sait jamais » comme disait ma mère « et pis on sait pas si les assurances payent pour ça hein ». Des restes de mortier étaient restés là sur le sol comme si les ouvriers venait de partir. J'ai posé mon matelas dans un coin. Au début j'avais installé une gazinière pour faire ma petite cuisine mais je me suis rapidement retrouvé à court d'argent pour payer le gaz. Alors j'ai bricolé un genre de brasero avec les restes d'un vieux bidon métallique et de quelques autres bricoles. Au début faut s'habituer à la fumée. On s'y fait vite et la fumée ça fait fuir les moustiques.

L'autre jour j'ai retrouvé, flottant à la surface de l'eau, une vieille boite métallique cabossée en forme de coffre à trésor. C'était une boite que j'avais gagnée en collectionnant les points avec les tablettes de chocolat « merveilles du monde ». J'y avais amassé toutes les cartes postales envoyées par ma famille et mes amis et d'autres trésors dont une médaille de sainte Rita donnée ma grand mère et une vieille montre à gousset que mon père avait trouvé en creusant dans le jardin pour couler le béton de la terrasse. Je me rappelle l'avoir trempé dans un verre de coca pour faire partir la rouille, comme ils avaient dit dans Mickey gadget. Moi je creusais un trou dans le trou de mon père; le voisin nous avait raconté que le quartier était construit sur une ancienne propriété où se trouvait un château et qu'un des habitants du quartier serait tombé sur un souterrain en creusant pour installer une cuve de récupération d'eau de pluie. Alors je voulais vérifier. Mon père disait que boire trop de coca ça causait des trous dans l'estomac. Des fois je laissais traîner les bouteilles en verre dans le jardin et je regardais les processions de fourmis qui traçaient des lignes noires sur le verre brillant, elles finissaient toujours agglutinées au font, collées par le sucre. Je restais accroupi pendant des heures et je disais regarde à mon père et il me répondait « péché de gourmandise ». Je comprenais pas trop ce que voulais dire : pêcher deux gourmandises. Je crois qu'il voulait dire que les fourmis buvaient deux fois trop de coca et finissaient par être trop lourde pour remonter.

Toutes les cartes postales au fond de la boite au trésors étaient devenu illisibles, gonflées d'eau, sauf une, destinée à mes parents. Elle avait été écrite par ma soeur à l'époque où nous allions en vacances chez mes grands parents. Nous nous baignions dans leur étang tous les après-midis d'été. Quand il faisait trop chaud la moitié de l'étang se transformait en bourbier où nous nous plaisions à patauger dans la vase que nous utilisions comme projectile. Quand nos cousins étaient là, nous faisions de véritables batailles. Je ne me souvenais pas de cette carte jusqu'à maintenant, où elle raconte que nous allons bien et que j'ai pêché des centaines de poissons. Elle raconte aussi nos baignades dans le « grand étang à Papy » et que nos parents en font sûrement de même dans leur baignoire : « la pluie est au rendez-vous mais le soleil revient mais cela ne nous empêche pas de nous amuser »; elle précise dans un premier post-scriptum qu'elle s'ennuie un peu et demande aux parents d'envoyer une carte. Je n'ai pas souvenir que nous ayons reçu la moindre carte. Cet été là nous jouâmes aux archéologues sous-marins. On remontais des pierres du fond vaseux, je crois bien en avoir remonté une cinquantaine. J'ai d'ailleurs trouvé un fossile, l'emprunte d'une nageoire gravée dans le calcaire. Il faisait partie des quelques trésors que je possédais à l'époque. Parfois on trouve également des choses qui ne sont pas vraiment des trésors, des choses que l'innocence de l'enfance travestie en objets fascinants. Ma soeur trouva ce genre de chose. L'os n'était pas très épais, en partie fracturé sur sa longueur, il semblait plus fin qu'il ne devait être à l'origine. Son séjour prolongé dans l'eau lui avait donné une coloration brunâtre, un aspect tendre et friable. Elle courrait partout en le brandissant comme un trophée sous les yeux de mes grands parents. Ils ne dirent rien. Leurs visages étaient simplement figés dans cette indifférence dont font souvent preuve les adultes à l'égard des enfants quand ceux-ci veulent les embringuer dans leurs jeux. Le monde des enfants est sans limite et la mort en fait partie. Simplement elle est quelque chose de risible, comme une mauvaise blague mal racontée. Les adultes, quant à eux, feignent d'ignorer l'éventualité du dernier jour repoussé derrière un mur de confort et de petites routines rassurantes et finissent par se rendre compte au dernier instant qu'ils n'ont pas vécu. Finalement, nous avons emballé nos « trésors » pour les emporter à la maison. Je me souviens que les grands racontaient parfois que certains étangs avaient été creusés par les obus durant la première guerre mondiale. Mes parents n'ont rien dit concernant l'os que ma soeur avait trouvé. Il disparut quelques semaines après notre retour. Ma soeur ne s'en formalisa guère, elle était déjà passé à d'autres jeux. Quand j'ai questionné ma mère au sujet de cette disparition, elle me répondit que je n'allais quand même pas garder cette cochonnerie à la maison ? Je me demande encore à qui a appartenu « cette cochonnerie ».



- Voyez-vous, le petit bout blanchâtre qui dépasse c'est ce que l'on appelle le siphon respiratoire.

La pince glaciale triture sans ménagement le bout de mon doigt provoquant des élancements douloureux dans la chair déjà rendue sensible par l'inflammation.

- vous voyez ? Vous voyez ? Le siphon respiratoire se rétracte sous l'ongle à l'instant où je tente de le saisir. De plus le pus mêlé aux sécrétions du ver n'aident pas à... La... Préhension...

Il fait froid dans le cabinet du docteur. Le carrelage glacial m'anesthésie les pieds à travers mes chaussettes. Je me demande pourquoi il voulait que je me déshabille. Probablement que ça fait partie de l'examen. Ça fait une semaine que j'ai cette inflammation aux bouts des doigts, et la pulsation sourde qu'elle provoque a finit par m'empêcher de dormir.

- vous m'aviez dit que la douleur vous empêchait d'utiliser vos doigts pour des travaux de précisions, C'est ça hein ?

- oui.

- Vous voyez ? A la moindre pression, il se rétracte sous l'ongle !

Je regarde les palpitations incontrôlées de son nez provoquées par l'excitation de la découverte. Ses narines sont recouverte d'un réseau de veines violacées, il me semble plus épais et luisant qu'il y a cinq ans, la dernière fois où je lui ai rendu visite. Apparemment son alcoolisme s'est aggravé.

- en tout cas c'est la première fois que j'observe ce genre de parasitose. Probablement un cousin de la fasciola hepatica. Vous avez remarqué que tous vos doigt son contaminés, n'est-ce pas ? Bien. Je pense que vous êtes venu me voir à temps. Encore une semaine et vous perdiez totalement vos ongles à mon avis. Si ce n'est pire. Dites-moi, vous habitez dans un endroit insalubre n'est-ce pas ? Où à proximité d'un biotope humide ? Peut être votre métier vous oblige-t-il à manipuler des eaux polluées ou stagnantes ?

- Y a un canal près de chez moi mais j'habite dans des logements sociaux.

- Mmmhm Le risque de contamination est non nul mais reste faible. Vous n'avez pas passé de vacances près d'un étang ou d'un lac récemment ?

- Non.

Peut être que je devrai lui parler des rêves où le jardin de mes parents est inondé et des poissons de la petite mare qui finissent par se disperser aux delà des limites habituelles de leur petite pièce d'eau. Je me pose toujours la question de savoir comment faire pour tous les rattraper. Ils sont tous beaucoup plus gros que de simples poissons d'agréments. Et leurs formes sont en quelque sorte à la limite de ce que notre psyché est habituée à voir dans la nature. Quelque chose qui est de l'ordre de l'instinct me dit que ces poissons sont des anomalies et n'entrent pas dans les limites du règne animal établi par la science conventionnelle. Parfois la substance du rêve devient tellement palpable que vous vous retrouvez à chercher des solutions à des problèmes qui ne devraient être que des chimères. J'éprouvais une certaine gène absurde à posséder ces monstres pisciformes dans mon jardin, comme une chose qu'il faudrait garder secrète ou cachée. D'autres fois la décrue était passée depuis longtemps et j'éprouvais une satisfaction coupable à observer les cadavres aux formes aberrantes et contre nature se décomposer au soleil. La satisfaction, je crois, de ne pas avoir à manipuler ces bêtes et de ne pas avoir à les tuer.

- Étrange. Si vous bénéficiez d'un logement social c'est que vous bénéficiez du Revenu Minimum de Survie ?

- Oui.

Il me regarde comme s'il venait de découvrir les signes d'une nouvelle maladie encore plus terrible que la précédente.

Je ne sais pas si je dois lui dire qu'il m'arrive de me réveiller dans des draps souillés par une eau croupie, vaseuse comme celle d'un étang et que ces matins là j'ai envie d'hurler à la face du monde cette folle terreur qui ronge mon esprit jour après jour.

- Votre dernier emploi ?

- Je travaillais à l'abattoir. A l'équarrissage.

- Ha.

Il m'osculte de ses yeux exorbités comme si je venais de lui révéler un symptôme qui confirmerait son diagnostique. Au dessus de l'évier, il manque un carreau au carrelage blanc qui recouvre la surface du mur. Chez ma grand mère il y avait le même carrelage dans sa cuisine et la même froideur. Surtout le matin. Ma grand mère me lavait encore dans la cuisine à l'âge de six ans. Six ans c'est un âge tardif pour laver un enfant, a six ans il est tout à fait capable de se laver seul. Mais ce n'est pas vraiment ça qui me dérangeait ni l'air glacial qui courait sur ma peau après que ma grand mère m'eut frotté avec le gant, ni le fait qu'elle ne portait en tout et pour tout que sa culotte pour effectuer le « rituel » matinal. Non, j'avais toujours peur que quelqu'un entre dans la pièce et me surprenne nu juché sur une chaise à côté de la bassine posée dans le grand bac à l'émail usé de l'évier. Par la suite, quand vous vous laissez encore laver par votre grand mère, à l'age de onze ans, c'est pas que ça vous plaît, non, mais vous n'osez pas déranger « l'ordre naturel des choses ». A onze ans, on ose pas toujours dire non. A onze ans on ressent le danger que ce serait de briser les rituels. Ce danger là passe avant la nudité crue de la vieille qui vous lave avec entrain et passe aussi avant la honte des érections incontrôlables provoquées par le contact humide du gant sur la peau.

- Vous devriez faire un peu plus attention à vous. Regardez-vous ! Redressez moi ces épaules, ce serait dommage d'être bossu à votre âge ! Je vous trouve vraiment maigre. Vous vous nourrissez au moins ? Et puis rasez moi cette barbe ! On dirait Robinson Crusoé ! C'est passé de mode vous savez ! HA HA HA HA ! Il rigole tant de sa propre blague que j'ai l'impression que sa tête vas exploser sous la pressions des vaisseaux sanguins, son nez est tellement rouge qu'on dirait une fraise trop mure sur le point d'éclater. Je le regarde affalé sur sa chaise, la tête rejetée en arrière, terrassé par son humour. Je me demande s'il ne va pas faire un infarctus...

Il reprend ses esprits.

- Bien. Voilà comment nous allons procéder. Il sort un petit flacon d'un tiroir. Ceci est un vernis. Je vais vous en appliquer une bonne couche. Il faut surtout bien boucher le sillon entre la pulpe et l'ongle, ça devrait empêcher ces parasites de respirer. Ensuite vous revenez tout à l'heure, je vous les extrais à la pince ainsi vous pourrez rentrer chez vous en pleine forme. Vous avez votre carte mutalife ?

Il insère la carte dans son lecteur et scrute l'écran de son ordinateur.

- Mmhm j'ai un petit problème... Comme vous n'avez pas travaillé depuis cinq ans il ne vous reste plus que 15 points de vie sur votre capital santé... et le traitement plus la consultation ça vous en coûtera 17. Il passe un doigt sur son nez d'un air pensif. Écoutez, j'ai peut être une solution.

La solution du docteur était simple. En temps que bénéficiaire du RMS je suis tenu de réaliser des travaux d'intérêt général si je veux garantir au maximum mes droits sociaux. Le docteur me proposa de faire la collecte des honoraires non perçus. certains clients choisissent de payer en plusieurs fois avec un intérêt sur l'avance. Je suis accompagné de deux des gardes du corps du médecin qui, de par ses activités générant une quantité importante d'argent, fait partie de ces professionnels qui se sont bunkerisés après la grande crise. Désormais pour accéder à sa salle d'attente il faut passer par un sas où ses agents de sécurité filtrent les clients de la racaille. Le docteur avait eu quelques problèmes avec des jeunes, c'était le genre de docteur qui jouait à l'assistance sociale plutôt qu'au véritable toubib. Il avait tendance à fournir facilement des ordonnances aux toxicomanes du coin. Certains ayant flairé le bon filon, se sont naturellement installés dans la salle d'attente. Le docteur a finit par se retrouvé dealer à plein temps et s'est naturellement fait tapé sur les doigts par l'ordre de surveillance des professions médicales. Quand il a dû faire comprendre à sa clientèle ultra spécialisée que l'open bar était fermé, ses anciens petits protégés lui ont offert un séjour à l'hôpital avec en prîmes les quatre membres dans le plâtre. C'est depuis ces petites vacances non sollicitées que le docteur a complètement viré de bord, un peu comme un défenseur des animaux, végétarien, qui deviendrai organisateur de safari en Afrique après s'être fait becter les deux jambes par un tigre du Bengale. Il a donc signé le programme de protection, « bunker », organisé par le Ministère de la sécurité civile contre une taxation de ses honoraires et depuis il n'a plus aucun problèmes avec la racaille. En fait c'est ce qu'il m'a dit. C'est le genre de gars qui aime raconter sa vie même si elle est à chier. En tout cas les trois premières visites se sont bien passées, les clients ont payé leurs frais d'honoraires sans broncher. Dans le fourgon blindé les deux gardes du corps sont restés silencieux et immobiles dans leurs armures en plastique noir, comme des figurines de G.I. Joe géantes.

La dernière cliente habite Avenue des lendemains qui chantent, tour François Mitterrand.

- Bonjour madame je suis chargé de faire la collecte des honoraires impayés pour le docteur Ballard. Le montant est indiqué là en bas.

Elle regarde le papier que je lui tends, les yeux à moitié caché par le châle blanc recouvrant son front. Elle a l'air minuscule, on dirait une matriochka comme si la vieillesse l'avait fait rétrécir.

- J'y pas l'argent... Deux semaines.

Elle jette un regard effrayé aux deux gardes du corps qui m'encadrent.

- Très bien je... Avant que je ne coche la case « n'a pas le montant de la somme à régler », les deux hommes de main bardés de plastique nous poussent à l'intérieur de l'appartement et se saisissent de la vielle qui hurle la voix cassée par la peur : deux semaines !!! Deux semaines !!!

Un des deux GI Joes géant dit d'un ton neutre : la salle de bain est par là.

- Deux semaines !!! Deux semaines !!!

La porte de la salle de bain claque.


J'entends des supplications étouffées. L'insonorisation est plutôt bonne pour un logement social.

Je me tourne vers la salle de séjour. Sur un des murs il a un poster encadré représentant la Kaaba. Les croyants tournent autour du grand cube noir, formant des lignes floues qui s'entremellent. Je ne comprend pas ce qu'a voulu signifier le photographe en dehors d'un effet esthétique bidon. Sur le buffet trône une maquette en bois précieux de la grande mosquée de la Mecque et à côté de celle-ci la photo d'un couple habillé de vêtements simples composé d'un tissus blanc un peu grossier et au milieu d'eux un enfant souriant et habillé normalement. Je ne reconnais pas la vieille sur la photo. Peut être son fils.

Deux semaines !! Deux semaines !!

- Excusez-moi... Excusez moi... Je me dirige vers la porte de la salle de bain où la tête d'un des deux gardes dépasse de l'encadrement. Il a une petite tache humide sombre sur le col de son veston en cuir et ne porte plus ses protections de plastique. Vous pouvez aller à la cuisine ? Si vous pouvez me rapporter un peu de sel... Scusez pour l'odeur y z'ont souvent les sphincters qui lâchent.



Je fais l'aller-retour lui donne le sel. De retour dans la salle de séjour, je m'assois sur la banquette bleu électrique rehaussée de broderies dorées. Sur la table basse il a un verre de thé et des petits gâteaux dans une petite assiette blanche. Je prend un des gâteaux, le trempe dans le thé et l'apporte à ma bouche. Il est subtilement relevé de cumin. Je ferme les yeux pour apprécier totalement sa saveur adoucie par le breuvage fortement sucré.

Deux semaines !!

Le poste de télévision est allumé. La série les jours de l'amour est en train de passer à l'écran.

Avez vous terminé ?

Non je n'ai même pas commencé !

Vous pourriez me dire ce qui vous fait hérisser les cheveux sur la tête ?

Toutes vos manipulations machiavéliques tombent à l'eau... Comment pouviez-vous songer une seconde que William tomberait sous le charme de cette baudruche efféminée qu'est Raymond ?

Je ne vois pas de qu...

Vous êtes risible ! HA ! HA ! HA ! Quand William s'est retrouvé face à ce gigolo sur le retour il l'a tout de suite renvoyé pleurer dans les jupes de sa mère ! Alors j'espère maintenant que vous allez arrêter vos petites manigances ! Quel coup allez-vous encore préparer pour ruiner notre bonheur ?

Enfin Brenda Ne croyez pas que...

A travers le rideau jaune la lumière du soleil paraît délavée, irréelle.

De la fenêtre je pourrais peut être apercevoir mon ancien quartier et le parc au cailloux rouges où les vieux jouaient à la pétanque, l'îlot aux vieux arbres, déjà vieux quand mes parents venaient de naître et le saule pleureur isolé près de la piscine tournesol là où on laissait « reposer » nos BMXs à l'ombre pour apprécier les Mr Freeze qu'on achetait à la supérette du coin, tellement froids qu'ils nous mouillaient les mains quand la chaleur du soleil écrasait les ombres.

Derrière le rideau les nuages moutonnent sur l'horizon, des monceaux gris brun maladifs qui s'étiolent et disparaissent comme un peu d'écume sale au bord de l'eau.

mardi, mai 06, 2008

Sous mes ongles (1)

La décrue a pas encore commencé.

Faut que je vois un médecin.


J'aime pas trop le moment de la décrue enfin surtout le début. Y a toujours de la vase qui reste dans le jardin et des poissons crevés qui se sont retrouvés prisonniers dans de petites mares. Des petits trous d'eau qui finissent toujours par s'assécher. Et il a les mouches qui parcourent ces territoires de chair putride et luisant sous le soleil. L'odeur est vraiment atroce, une odeur qui se force un passage a travers vos narines et qui reste collée assez longtemps, poisseuse comme l'odeur de la fosse septique chez mes grands parents, mais plus agressive aussi. Comme la mort qui vous ferait sentir son haleine. Je me suis toujours demandé pourquoi y avait toujours tant de mouches et pas d'asticots. J'me disais qu'elles devaient pas pondre et juste becter vite fait en passant. Pis un jour j'ai retourné un des poissons avec une branche et là j'ai vu un grouillement de vers comme on en imagine pas. Les bestiaux tombaient par grappes entières s'agitant frénétiquement dans tous les sens et se dispersant entre les brins d'herbes qui repoussaient entre les fissures de la vase craquelée sous le soleil. Peut être qu'ils ont peur du soleil ces bestiaux et pis y z'ont peur aussi des bestiaux plus gros qu'eux je suppose. En tout cas ils avaient bouffé tout le flan droit du poisson qui était resté en contact avec la vase.


Mais pour l'instant la décru a pas commencé.


Faut attendre.


Un mois ?


Deux mois peut être ?


En attendant je pose mes lignes. Je les accroche à la poutre qui sert de pilier à la toiture. Pour l'instant elle tient le coup même si l'eau la rend un peu tendre à la base. C'est mon cousin qui m'a appris à poser des lignes de fond. Une ligne assez bien plombée qu'on accrochait aux branches d'un arbre qui poussait le long de la berge et qu'on laissait dériver avec le courant du canal. La ligne faisait dans les cinq mètres avec trois ou quatre hameçons par lignes. On revenait le lendemain pour lever les lignes. Le garde pêche nous a jamais attrapé. Une fois une anguille se tortillait au bout de la ligne. Mais on l'avait pas prise directement. En fait, elle avait gobé un percot qui avait gobé l'asticot au bout de l'hameçon. Je crois que c'était notre plus belle prise avec les lignes dérivantes. Je me rappelle de mon oncle qui, pour la tuer, fut obligé de la prendre à deux mains. Un peu comme on prend une hache et de la « battre » sur un tronc d'arbre plusieurs fois avant qu'elle n'arrête de se tortiller. Ha ça gigote ces bêtes là ! Après il l'a accrochée par la tête à un fil de fer pendu au poteau où on faisait pendre le linge. Il a découpé la peau autour du coup et a tiré dessus. Elle est partie comme un gant !


Je fais comme lui quand je pêche un des poissons.


Je les vois grouiller sous la surface. J'aime pas trop leur gueule mais faut bien manger. Ils ressemblent un peu à des poissons-chats avec un dos brun vert mais sans nageoires et des gros barbillons, ils ondulent et grouillent dans la vase comme un genre de serpent. Y z'ont la peau glaireuse. Une glaire qui colle bien aux mains ! Une vrai saloperie !

J'évite d'aller dans la flotte du jardin, j'ai peur de me faire mordre. Et pis y bouffent quoi ? Ils sont qu'entre eux. Ils se baisent et se bouffent les uns les autres faut croire. Quand j'en pêche un, j'ai toujours la chair de poule. Y a quelque chose de mauvais dans ces poissons. Mais je sais pas quoi. Ils font toujours un bruit bizarre avec leur bouche quand je les sors de l'eau, un peu comme un rot aigu. Et pis faut les préparer vite ou alors ils se décomposent en une heure ou deux. Vite tirer la peau, arracher les boyaux. Les boyaux, je les jettes à l'eau et ils aiment ça les salops ! En quelques secondes y a plus rien.


Quand je vais retirer mes lignes, j'entends toujours un gros plouf au bout du jardin. J'ai jamais pu voire ce que c'était. C'est une grosse bestiole en tout cas. Le genre de truc qui a dû en bouffer des poissons... Le genre de bête qui rechignerait pas à becter un mollet ou même une jambe entière je suis sûr... Ça fait des années que je vis plus au rez-de chaussée. C'est inhabitable. Y a trop d'eau. J'ai installé des passerelles de bois sur des parpaings pour allez un peu partout. Mais des fois y a une qui finit par tomber et là je suis obligé de « me tremper ». J'aime pas réparer les passerelles parce que je suis obligé de descendre dans la flotte et a cause de ces fichus poissons, j'aime pas ça. Je sure qu'ils aiment la chaire fraîche ces bestiaux. Enfin la chair d'homme je veux dire. C'est peut être eux qui font tomber les passerelles exprès. Enfin j'en sais rien en fait.


Ce qui est sur c'est que j'ai toujours la peau des doigts molle et fripée. Comme quand je prenais mon bain dans le temps. Au début des inondations, j'avais même la peau des pieds qui se détachait au niveau des talons comme une peau de tomate bien cuite. A cause de ça, j'ai marché sur la pointe des pieds pendant quinze jours. Mais mon corps s'est adapté maintenant. Ma peau est un peu comme caoutchouteuse et fripée aussi comme je disais. Je suis le dernier du quartier. Pu personne ne veut vivre dans des maisons inondées les trois quart de l'année. Moi je m'y fais et pis j'ai pas envie d'aller ailleurs dans un endroit que je connais pas. Quand je dois allez en ville je prends le vieux bateau gonflable qu'on emmenait en vacances et je rame jusqu'à la limite de la zone inondable. Mais j'aime pas aller en ville. Les gens m'évitent. Je crois que dois laisser une « odeur » derrière moi quand je vois leur tête. Je me lave comme je peux mais je dois sentir un peu la vase et la glaire de poisson pourri. Je m'en fous de toute façon j'aime pas trop parler aux gens. Dans le quartier y a des maisons qui se sont effondrées. Faut dire que dans le quartier les maisons ont plus de 100 ans à l'aise. Même le petit parc au milieu des maisons est inondé, y a comme un îlot au milieu là où poussent les plus vieux arbres. Eux ça à pas l'air de trop les gêner la flotte. En même temps c'est des arbres, y peuvent pas trop se barrer.