dimanche, novembre 19, 2006

Post-it

Je suis un étudiant très intelligent, toujours occupé. Mes parents ont voulu de moi que je fasse des études pour échapper à la misère prolétarienne qui mine la famille depuis au moins cinq générations. Devant leur angoisse, j'ai choisi médecine afin d'aider mon prochain : Ma thèse porte sur la putréfaction des membres humain en milieu anaérobique (notamment la vase du fond de certains étangs). Je travaille à mi-temps chez mon oncle Mario qui est plombier, ça me permet de payer le loyer d'un petit studio dans un ancien quartier ouvrier qui tombe en ruine. J'habite un vieil immeuble de briques rouge sale, les éboueurs ne passent pas toutes les semaines et il arrive souvent que les ordures s'amassent devant la porte d'entrée, attirant les mouches en été et développant une odeur de pourriture assez forte. Comme je loge au quatrième ça ne me dérange pas vraiment. Et puis l'homme peut s'habituer à tout, même à ça. J'ai laissé un post-it sur le réfrigérateur, il est écrit dessus : « n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle ». C'est un couteau à viande (bien que je suis végétarien) de la marque Ed Gein. La lame fait 20 cm de long, elle est en céramique, matériau high-tech à base de Zircon (pierre de diamant plus dure que le métal) à l'aide duquel il a été développé des lames au tranchant exceptionnel. Les particules de Zirconium desquelles la lame des couteaux Ed Gein est façonnée sont très fines. Ces fines particules donnent à la lame sa résistance aux chocs. Elles assurent également la longévité incomparable du tranchant. Les matières premières employées sont affermies à approximativement 1500 degrés Celcius dans un four conçu spécialement pour ce matériau. Le résultat est que seuls les diamants sont supérieurs en dureté. J'ai également un couteau à désosser (lame de 16 cm) et un couteau à pain (lame de 25 cm) dont j'apprécie surtout le tranchant dentelé. Je lave toujours mon couteau à viande Ed Gein deux fois pour qu'il soit bien propre. Je contemple souvent la brillance froide et bleutée de la lame, le soir, dans la pénombre de mon appartement (n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle). J'ai fait connaissance avec une femme grâce a un site de rencontre sur internet. Divorcée, 32 ans, une enfant de cinq ans, passionnée de musique electro 80's genre kraftwerk,, human league, new order. On a discuté pendant un mois; ensuite poussés par nos instinct nous avons pratiqués quelques cams « hots » pour assouvir nos désirs. La webcam permet le rapprochement visuel de deux univers intimes et fatalement deux individus poussés par les mêmes pulsions finissent par les calmer par la pratique masturbatoire (n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle). Nous devons nous voir. Au Champion du coin j'ai acheté une boite de préservatifs king size et une bouteille de champagne. A la caisse, une petite rousse mignonne passe les articles sous le faisceau rouge. J'adore les rousses, leur peau laiteuse a une incomparable transparence, je regarde son cou, observant le bleu velouté et palpitant des veines superficielles, puis mon regard descend vers l'échancrure de son décolleté mis en valeur par le fourreau étroit de sa blouse rose de caissière. J'apprécie la rotondité de ses seins et les taches de rousseurs qui les constellent comme des étoiles de feu dans un ciel d'une blanche concupiscence. Mon collègue Dimitri pense que le roux des cheveux est signe d'une tare génétique et selon lui, comme le gène est récessif il finira par disparaître au bout de X générations. Je lui ai dit que c'était stupide qu'il y aurait toujours 1 ou 2 % de roux (peut être parce que j'aime bien les rousses). Je lui ai expliqué que si l'on suit la Répartition d'Hardy Weinberg :

Soit p la proportion de gènes "roux" et (1-p) la proportion de gènes "bruns" (en réalité il y a 24 gènes et 131 allèles impliqués dans la pigmentation des cheveux, mais ça ne change rien à part que la démonstration est plus compliquée)

Donc :
la proportions de roux (rr)est p² (il faut deux allèles roux)
la proportion de bruns ayant un allèle roux (rR) est 2p(1-p)
la proportion de bruns n'ayant pas d'allèles roux (RR) est (1-p)²

A la génération suivante, combien obtiendra-t-on de roux ?
Si les deux parents sont rr : probabilité=1, donc ça fait (p²)²
Si rr / rR : proba=1/2, donc 2*2p(1-p)p²/2=2p^3(1-p)
Si rR / rR : proba=1/4 ==> 4p²(1-p)²/4=p²(1-p)²
Dans tous les autres cas, il n'y aura que des bruns.

Faisons le total, à la génération suivante, la fréquence des enfants roux sera :

p^4+2p^3(1-p)+p²(1-p)²=p^3+p²(1-p)= p²

après ma démonstration rationnelle et d'une vérité quasi absolue, il continua de dénier et d'affirmer que les roux disparaîtront purement et simplement avec le brassage ethnique. Je lui expliquai alors que brassage ethnique ne signifie rien, qu'il s'agit là de biologie et de vérité statistique... Le brassage des populations, implique qu'il y aura moins de roux, parce qu'au lieu d'avoir une concentration de "gènes roux " a un endroit donné, les gènes seront répartis équitablement, et donc les chances de tomber sur un couple gagnant seront plus faibles: s'il y a 200 gènes roux dans le monde et qu'ils sont tous uniquement chez 100 personnes de la population d'une île, il y a 100 roux par génération. Le jour où l'on disperse les 100 roux, les 200 gènes sont repartis sur la population globale. A chaque génération, au delà de la première où il n'y aura éventuellement aucun roux, la propension à avoir des roux sera très faible mais tout de même existante. Il n'y aura pas de disparition mais la population rousse atteindra un niveau plancher. On a discuté ainsi pendant 5 heures de la disparition éventuelle des roux
(n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle). Vingt trois euro quarante. Je regarde ses lèvres bouger. Je ne vois qu'elles, comme un gros plan sur un écran de cinéma. Elle rougie un peu. Je suis sûr qu'elle a interprété mon regard comme libidineux (L'abdomen d'une femme dépasse rarement quinze centimètres de profondeur). Je lui fais un petit sourire de politesse en sortant ma monnaie. Elle me fait un sourire radieux. Je passe toujours à sa caisse quand je viens faire mes courses. Je crois qu'elle a mal interprété mon sourire et savoir qu'elle ait pu éprouver une émotion à mon égard que je n'ai pas cherché à provoquer, me mets mal à l'aise. Je sens un noeud aigre se nouer dans mon estomac. Je me contenterai de la voir camper son rôle de caissière lisse, fonctionnel. Je range mes achats dans mon sac et sors dans la froideur moite de la nuit.

Chez Mary (je crois qu'elle s'appelle Mary) :

(n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle) elle parle, elle parle beaucoup. A travers ses gestes maladroits, elle laisse entrevoir son désir sexuel. Elle s'est maquillée et, malgré les quelques compliments de convenance que j'ai pu lui faire, son maquillage ne la met pas du tout en valeur. Comme beaucoup de femmes dans la trentaine, elle pense devoir cacher les quelques traces que le temps commence à laisser sur son visage. Pourtant, ces quelques traces évoquent toute la tragédie de l'existence humaine. Ce qui la rend sublime, c'est l'éphémère. Toute tentative de camouflage devient vulgaire. (n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle). Je regarde sa mâchoire monter et descendre à chaque bouchée, actionnée par les muscles temporaux et masseters. Elle déglutie et les aliments descendent le long de l'oesophage lubrifié par la mucine et la salive mélangée au bol alimentaire. Sa mâchoire monte et descend, elle parle, je ne l'écoute pas, pourtant je réponds et souris . Pendant mon stage aux urgences, une femme est arrivé avec une mâchoire déboîtée, elle donnait l'impression de faire une grimace simiesque. La mandibule était désaxée et formait un angle aigu étrange sur le coté droit de la face, faisant songer à l'oeuvre vivante d'un artiste cubiste. Allongée sur son brancard, elle essayait de dire quelque chose. Mais en lieu et place de paroles, ne pouvant articuler, elle poussait des vagissements incompréhensibles comme en poussent parfois les débiles profonds et les fous. Sa langue s'agitait entre les dents à peine écartées, comme l'extrémité d'un tentacule de pieuvre. Un filet de bave un peu rouge coulait de l'ouverture informe de sa bouche pour s'étaler sur le simili cuir noir du brancard. L'entendre, m'exaspérais. Je restais là, immobile spectateur, dans la chambre spartiate éclairée par la lumière froide d'un néon. Une infirmière entra dans la chambre, m'écarta d'un mouvement d'épaule. Elle dit ça va aller, ça va aller. Elle essuya la bave précautionneusement, avec douceur, d'abord sur le visage puis sur le brancard. Les vagissements se calmèrent un peu. Elle règla la molette de l'intraveineuse. Lui tint un peu la main et la tapota avec douceur. Ca va aller, ça va aller. Cette irruption soudaine d'empathie et de compassion dans ce milieu aseptisé, me mit mal à l'aise. Une sueur acre refroidit alors mon visage et une torsion pleine d'aigreur bileuse serra mon estomac. L'infirmière leva un regard noir vers moi, je crois qu'elle me reprochait quelque chose. Je n'arrivai pas à savoir quoi. Après visionnage des radiographies, quelques explications et un rappel du protocole, le titulaire me laissa redresser la mâchoire de la femme. Au moment où l'os se replaça dans sa jointure dans un craquement plutôt discret, j'éprouvai un plaisir, proche de l'orgasme, Une érection déforma le tissu de mon jean, heureusement cachée par ma blouse. Le même soir, dans la salle de repos j'entendais une infirmière et un médecin discuter de leur métier et de la notion de charité chrétienne. De l'aspect nécessairement humain de leur métier. Je n'étais pas d'accord. Nous ne devenons pas médecin par charité et amour de notre prochain, en lieu et place quelque part dans la partie la plus sombre de nos esprits gît l'illusion de pouvoir maîtriser la mort, de pouvoir la vaincre. Notre rôle n'est pas différent des embaumeurs de l'Égypte ancienne qui glissaient des amulettes entre les bandelettes des momies pour transcender la mort. La bouche de Mary ou de je ne sais plus qui continue son action mécanique de mastication (n'oublie pas le couteau dans le lave-vaisselle). Elle déblatère des choses sur sa fille comme quoi elle l'aime qu'elle grandit trop vite que l'année prochaine elle sera au CP, que ce n'est pas évident de concilier sa vie de mère et de femme moderne etc... J'aimerais bien lui déboîter la mâchoire. Par exemple me placer derrière elle, l'enlacer, lui caresser le visage afin qu'elle soit en confiance et totalement détendue et...

Je me réveille dans un lit étranger. La lumière filtre entre les lamelles de la persienne, je ne sais pas où je suis. Mon dos nu repose sur des draps trempés (et visqueux ???) comme parfois en été. Mon bras gauche déborde du lit. Je tiens quelque chose dans ma main. Je rapproche ma main de mon champ de vision et contemple mon couteau Ed Gein au milieu de mon poing ensanglanté. Je regarde mon corps, je suis couvert de sang. Je bouge un peu ma main droite et touche ce qui semble être de la chair froide, sans vie. Je regarde dans cette direction et contemple le corps d'une femme à peine reconnaissable (j'ai l'impression d'avoir déjà vécu cette scène) :

Le corps est allongé, la tête tournée dans ma direction. Le bras gauche se trouve le long du corps, l'avant bras replié à angle droit repose en travers du creux de l'abdomen, les doigts serrés. Le bras droit, quelque peu détaché du corps, se trouve sur le matelas. Les jambes sont largement écartées. Toute la surface extérieure de l'abdomen et des cuisses semble avoir été arrachée, laissant voir la blancheur du fémur. Alors que les viscères ont été retirées de la cavité abdominale, les seins sont coupés à leurs bases, les bras mutilés de nombreuses entailles irrégulières. Le visage totalement méconnaissable semble avoir été pelé comme une orange laissant apparaître le crane en de nombreux endroits. Le cou a été tranché jusqu'à l'os. Les viscères ont été éparpillées un peu partout : l'utérus, les reins et un sein se trouvent sous la tête, formant une sorte d'oreiller grotesque et dégoulinant de sang; l'autre sein, près du pied droit; le foie, entre les pieds; les intestins, à la droite du corps, la rate à la gauche; des lambeaux de chair de l'abdomen et des cuisses ont été empilés sur la table de nuit.

Tout ceci n'est pas réel, je... je dois être au beau milieu d'un rêve. Pas un son ne vient troubler le calme de la pièce. Derrière les persiennes, le monde semble absent, je me demande si je suis encore vivant.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

ça a comme un goût d'american psycho ...
tant dans la description poussée du couteau ed gein , que par la disposition des viscères et autres parties du corps de la jeune femme.
cette impression d'irréel et de détachement face à la situation ...
agréable à lire :)

Edgar Allan Freaks a dit…

Bonjour

Merci pour ton appréciation.

Je vais peut être modifier la fin, j'ai l'impression que la manière de commenter du narrateur ne colle pas... Le : "tout ceci n'est pas réel".


PS: Désolé de répondre aussi tardivement mais j'ai eu un problème de connexion internet..

Anonyme a dit…

:)