jeudi, novembre 01, 2007

Enterrement

Ma mère me dit de me dépêcher, de mettre ma cravate et de m'attacher les cheveux on dirait un plouc. Je pense à mon devoir de math, à Sophie.

Dans la chambre funéraire la moquette épaisse de couleur pourpre absorbe les bruits de pas. Un vasistas éclaire faiblement le visage du corps allongé sur un lit recouvert de velours noir. Le costume parait mal ajusté et un peu grand, malgré les traits osseux le visage semble bouffi. Quelques personnes silencieuses sont là, debout près du mur ou assises sur des chaises en plastique vert sombre. A chaque nouveau visiteur qui arrive il y a le même bonjour discret à peine murmuré. Comme dans une salle d'attente. Les gens regardent d'un oeil distrait le corps ou regardent les murs. Une croix discrète est suspendue sur la tapisserie mauve et, sur une petite table, une petite lampe de chevet assortie à la tapisserie éclaire un gros bouquin noir avec des lettres dorées dessus. Il y a une zone autour du lit, où personne ne pénètre, délimitée par la lumière du ventail. Les chaussures du corps sont neuves, elles brillent, je me demande qui les a cirées, si c'est le personnel des pompes funèbres. Elle entre dans la pièce, sa petite fille l'aide à marcher; elle se dandine un peu, comme exténuée par une longue marche sous le soleil. Elle pénètre dans le cercle de lumière, sa petite fille lui lâche le bras et reste en retrait, elle saisit la tête avec douceur et embrasse le sommet du crâne en sanglotant et en disant mon fils... mon fils... Les autres se regardent hébétés. Elle continue à sangloter... mon fils... mon fils... Et les gens bougent un peu nerveusement dans l'ombre de la pièce et elle dans lumière dit qu'est qu'ils t'ont fait, en caressant le visage. Et les autres en dehors du cercle de lumière semblent se tasser un peu plus sur leurs chaises ou contre les murs, mal à l'aise. Je sors par la porte de service pour prendre l'air.

Dehors une odeur chimique un mélange de poisson pourri et de chlore flotte dans l'air . Les maisons en brique rouge sales, au rideaux ternes barrent la vue. Une voiture passe dans un bruit grondant d'aspiration. Un peu plus loin on devine la berge bétonnée du canal et les cheminées d'usines qui crachent leurs fumées brunâtres et lourdes. J'entends une voix dire : Fume c'est du belge ! Un rire éclate, gras et plein de mollards. Deux employés des pompes funèbres sont là à tirer sur des roulées. Ils ne m'ont pas entendu sortir.

- Ils ont dû bourrer les joues avec du coton... Même pour le costume ils ont dû bourrer pour pas que ça flotte...

Je ferme la porte derrière moi. Les types se taisent et je demande s'ils n'ont pas une cigarette. Tout en roulant ma clope, je pense aux gros seins de Sophie.

« Je vais vous préparer une place. Et quand je serait allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi vous soyez. Et du lieu où je vais, vous savez le chemin . » Thomas lui dit : « seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment saurions-nous le chemin ? » Jésus lui dit: « moi je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au père sinon par moi. ». Le curé écarte un peu le micro, éponge la sueur de son crâne bombé et violacé, ajuste ses lunettes et fait signe silencieusement à un assistant posté dans un coin; l'assistant se tourne vers une chaîne hifi bon marché, une mélodie jouée au piano envahie l'église; la croix derrière l'autel parait lointaine, le corps du christ est gris avec une tache rouge sur le flan droit, sa tête semble écrasée sur son torse, on ne voit pas son visage; When you're weary, feeling small When tears are in your eyes, le curé asperge le cercueil d'eau bénite et des reniflements se font entendre; I will dry them all, des gens commencent à faire la queue pour asperger le cercueil certain en essayant de se souvenir des gestes du curé, d'autres en le faisant avec plus d'assurance, Like a bridge over troubled water I will lay me down, d'autres le font avec une certaine grâce dans le geste, d'autres encore passent juste devant le cercueil avec les yeux mouillés, When evening falls so hard I will comfort you Une dame touche un coin du cercueil, certains s'arrêtent avec un air grave. Un petit nombre sont restés assis sur leurs chaises, un de ceux-là se tient la tête entre les mains, quelqu'un vient poser une main sur son épaule. I'll take your part When darkness comes And pain is all around. Certains sortent de l'église sans passer par le cercueil, la tête basse ou le regard dans le vide. Sur le parvis la petite foule reste amassée autour des marches et ça renifle, et des larmes coulent des yeux rougis sur les joues noircies de traînées de mascara. Et un gamin regardent ses parents et il ne comprend pas leurs regards tristes et vagues et un autre lui dit viens on va jouer, un autre encore se cure le nez en regardant un chien pisser sur la jante d'une voiture. Et le frère sert la soeur qui s'effondre dans ses bras et les fiancés se tiennent l'un l'autre et le mari, le regard grave, soutient son épouse qui a enlevé ses lunettes à cause de la buée et la vieille lève les bras vers le ciel en criant Jesus, Marie ! Et le vieux commence à descendre les marches en s'appuyant sur sa canne et en tenant son chapeau parce qu'à son âge il faut prendre de l'avance et monter dans la voiture avant les autres pour ne pas faire perdre de temps. J'ai la tête qui tourne un peu et les jambes qui flageolent, comme je n'ai pas mangé ce matin, ce doit être la faim.

Au crématorium, il y a la même moquette silencieuse qu'à la chambre funéraire. Elle entre dans la salle. Des personnes la soutiennent, elle a du mal à marcher. Elle se précipite vers le cercueil en disant mon fils ! Mon fils. Elle touche un peu le bois vernis en sanglotant et deux personnes la ramène vers les chaises. Un employé des pompes funèbres, dont la voix apaisante contraste avec son apparence insipide et son front proéminent, dit deux trois mots. Je crois qu'il invite les personnes à se recueillir mais j'ai mal entendu et je baisse la tête avec un temps de retard. Quand le type recommence à faire du bruit tout le monde la relève. Il ouvre un petit boîtier dissimulé dans le mur, caché derrière une plante verte et appuie sur un bouton : les tentures derrière le cercueil s'écartent et des panneaux coulissent. Le cercueil avance doucement sur un tapie roulant, un tapie comme ceux des caisses des grandes surfaces et disparaît dans la bouche noire puis les panneaux se referment derrière lui et les tenture retombent. Le type appuie sur un autre bouton et on entend comme un bruit de digestion mécanique. Un bruit d'ascenseur je crois. Je pense aux gros seins de Sophie.

A la maison tout le monde mange des Sandwichs. Ca sent le pâté et le pastis. Une odeur de vinaigre sort des bocaux de cornichons et des canettes de bières vides remplissent la table. Les gens fumes, même des gens que je n'avais jamais vu fumer avant fument. Il y a la famille qui habite de l'autre côté du pays qui est là aussi et on dit qu'est ce qu'il a grandit et on sourit même si la personne qui le dit ne vous évoque pas grand chose. Les jeunes sont assemblés dans la véranda. Ca va de douze à vingt ans environs. Les plus petits tournent autour du cabanon au fond du jardin en hurlant et en rigolant, et malgré les recommandations de leurs mères ils ont déjà les genoux noirs de terre. Les jeunes parlent d'un film que je n'ai pas vu, une histoire de tueur en série avec un mec canon pour les filles et un ça déchire sa race il le bute à la fin pour les garçons. Dans le jardin l'air est frai, comme toutes ces après-midis de début de printemps quand le soleil vous chauffe juste ce qu'il faut et que chaque respirations vous donne l'impression d'inspirer de la glace. Je sors une clope. Tiens tu fumes toi ? Ouais, j'ai pas le droit de fumer une clope ? On dit un clope. Moi je dis une clope. Je reconnais vaguement la voix sans pour autant mettre un visage sur celui qui l'a prononcé. La voix était suffisamment neutre pour que je n'y fasse pas vraiment attention. Je pense à ce putain de devoir de math. Je pense aux gros seins de Sophie. Sophie la chieuse. Au lycée, Charles dit : putain tu bosses avec Sophie ! Elle est bonne, elle a de ces nibards; j'aimerai lui foutre ma queue entre sa belle paire ! Et Romuald dont le père est psy quelque chose nous sort toujours une phrase dite sur un ton très sérieux du genre vous tripez sur les gros seins les gars parce que ça vous rassure c'est l'image de la mère. Vous voulez les sucer parce que ça évoque le lait maternelle, j'ai lu ça dans les bouquins de mon père. Y en a un qui répond, probablement Charles : parce que tu crois que j'ai envie de mettre ma queue entre les seins de ma mère toi ? Tout le monde explose de rire. Romuald c'est le gars qui parait toujours sérieux même quand il tire sur le joint. D'ailleurs je pense qu'il entre dans ses grands discours pour nous hypnotiser et garder la tige un peu plus longtemps... En général la phrase code du groupe pour lui rappeler de faire tourner c'est tu stagnes... Hé ! Tu Stagnes Romu fais tourner... Ca fait parti des codes. Après on a la tête dans le brouillard et les cours de philo ou les cours d'histoire passent mieux sauf quand vous pensez que le prof va vous interroger et que vous finissez par psychoter le reste de l'heure. On va s'enfumer dans le bois depuis que le coin fumeur a été suspendu. La plupart des mecs l'appellent le baisodrome en se poussant du coude et en ricanant. Une fois j'y ai emmené Isabelle. Elle voulait pas, elle avait peur de se faire choper par un surveillant. Je lui ai dis que non c'est bon ça va, t'inquiètes... On devait faire attention pour ne pas marcher dans la boue. J'ai quand même pu voir un bout de ses seins et jouer avec un de ses tétons foncés et je pense aux tétons de Sophie et je me dis qu'ils doivent être roses d'un beau rose presque aussi claire que le reste de sa peau. J'essaye de prendre la main d'Isabelle et de la diriger vers mon entrejambe mais elle dit qu'elle a froid et qu'il va falloir y aller en reboutonnant sa chemise. On retourne vers les préfabriqués pourrissant où se trouvent les salles informatiques et je pense à Sophie qui va me prendre la tête pendant deux heures. Elle me demande comment ça se passe avec Sophie, elle doit être jalouse. Ben elle me casse les couilles comme d'hab'... T'es obligé d'être vulgaire quand tu parles ? Je regarde son visage un peu grossier, malgré ses grands yeux pales et sublimes, se figer sur une expression d'agacement qui lui donne une tête de lapin pris dans les phares d'une voiture. Elle me demande si je passerai les vacances avec elle à la campagne de ses parents mais je dis que j'ai trouvé un job et que ce sera pas possible. Elle dit toujours « à la campagne de mes parents », je me demande pourquoi elle dit toujours « à la campagne de mes parents » et pas à la maison de campagne de mes parents. Elle fait sa moue de rongeur triste et me tend l'écouteur de son discman et j'entends : Satanée pleine lune rousse triangle des Bermudes... Et je pense à Manu qui doit me rendre Nevermind et elle me demande à quoi je pense et je lui dis que Manu doit me rendre mon album de Nirvana et elle me dit OK et elle me demande c'est quoi comme job ? Un truc dans le bâtiments, poser des câbles. Elle me dit OK en faisant encore sa tête de rongeur et je pense aux seins de Sophie qui pointent sous son pull à col roulé rose. On s'embrasse furtivement et elle se dirige ver le bâtiment des classes littéraires et moi vers les préfabriqués.

Un gamin me demande pourquoi j'ai pas pleuré à l'église. Je luis dis que c'est pour faire parler les petits cons. Il se gratte les aisselles en sautillant sur place, fait une grimace genre tête de macaque et s'enfuie en rigolant.

Au cimetière, il y a le ciel gris, l'usine de fabrique du ciment grise aussi.. Je pense à un documentaire sur la Pologne qu'on nous avait passé en cours d'histoire, ça parlait de grèves je crois, c'était ce gris là et le même genre de bâtiments qui tombent en ruine. Il y a les gros cailloux rouges qui recouvrent les allées et qui font un joli bruit discret quand on marche. Il y a le drapeau du cimetière des anciens combattants et ses beaux claquements que personne ne remarque. Il y a la procession irrégulière des gens qui marchent un peu en zigzaguant sous le poids de la fatigue de fin de journée. Derrières les troènes, on devine les pierres tombales des militaires toutes blanches. Des fleurs en plastique aux couleurs sales sont visibles ici et là. Et le beau corbillard noir brillant avec de jolis chromes, un joli van comme dans les séries américaines, est garé devant le Columbarium. Un employé des pompes funèbres dit à quelqu'un de la famille que la cavité sera scellée demain quand ils auront vissé le porte-photo. Quelqu'un porte l'urne. Quelqu'un d'autre touche et dit c'est encore chaud. (Romuald m'a dit une fois que ce n'était pas les cendres de la personne proprement dite que l'on mettait dans l'urne mais un mélange des cendres des cadavres récupérées au fond du four crématoire, il appelait ça le « collectivisme post mortem »). Les gens attendent, reniflant, faisant crisser les cailloux, les yeux dirigés vers nulle part, les visages rougis par le froid et l'alcool. Quelqu'un porte l'urne et la place dans la cavité. Quelqu'un d'autre dit : c'est une belle urne. Et le drapeau claque dans le vent au dessus des belles tombes blanches parfaitement alignées.

Je regarde le plafond de ma chambre. Je pense aux gros nichons de Sophie, allongé sur mon lit, en me touchant un peu le sexe sans conviction à cause du froid. Je pense à mon putain de devoir de math et à Sophie qui va me prendre la tête parce que j'ai rien glandé. Les voisins parlent un peu fort. J'entends un grand éclat de rire. Je regarde le plafond et je m'imagine marcher la tête à l'envers comme quand j'étais gamin. Puis je me dis que ça ne doit pas être pratique de marcher et d'avoir le sang qui monte à la tête. Et je regarde les lampes briller et les couleurs scintillantes qui restent imprimées dans mon champ de vision se mélangent au bleu pastel du plafond et je pense aux gros seins de Sophie à ses gros tétons roses.

Souvent je rêve que je porte le cadavre de mon père sur mes épaules. Je le tire par un bras. Son corps est en train de pourrir et je dois me dépêcher de trouver un lieu décent pour l'enterrer. Les gens que je croisent m'ignorent ou détournent la tête. Je suis de plus en plus fatigué par le poids du corps. Le trottoir parfaitement lisse et goudronné laisse place peu à peu à un paysage de tourbière. Mes pieds s'enfoncent dans le sol. Le bras de mon père glisse comme une anguille sous l'effet accéléré de la putréfaction. Je sens la chair glisser sous mes doigts... je m'enfonce jusqu'à la taille. J'entends quelque chose bouger derrière moi. L'angoisse me sert la gorge et ma tête sort à peine de la surface bourbeuse. La main putréfiée m'enfonce la tête sous l'eau. J'essaye de me dégager mais la prise est trop forte, je vois vaguement le ciel gris à travers la surface opaque et une ombre informe et terrifiante. J'entends le bruit de mes bras faisant gicler l'eau assourdit par le liquide envahissant mes oreilles. Je ne peux plus retenir ma respiration et l'eau glaciale chargée de terre pénètre dans mes poumons Ma poitrine est secouée par des explosions de douleurs de plus en plus intenses. Et l'ombre finit par tout recouvrir.


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